"APPRENEZ
A REGARDER LA T.V. AVEC VOTRE RADIO".
Bien
que quelqu'un ait déjà affirmé que la
guerre était chose trop sérieuse pour la laisser
aux seules mains des militaires, nul ne pourrait se prévaloir
d'une telle affirmation, au nom d'une logique de l'absurde,
pour contester aux publicitaires, aux journalistes et aux
spécialistes de la profession le droit légitime
de s'occuper de communication... Par voie de conséquence
nul, non plus, ne pourrait se risquer à refuser aux
artistes la liberté de "bricoler" sur ce terrain. Une
liberté et un plaisir que nous nous sommes appliqués,
pour notre part, à pratiquer depuis un certain nombre
d'années avec beaucoup de persévérance.
Nous avons d'ailleurs manifesté assez d'obstination
dans cette orientation pour bénéficier, aujourd'hui,
avec la reconnaissance de l'Université, de la respectabilité
que nous étions en droit d'espérer, comme juste
récompense de nos efforts besogneux... Le but recherché
consistait à mettre à la disposition d'un public
composé par les auditeurs confondus de dix radios locales,
un programme unique. Programme animé par, moi-même
concepteur du projet, et Pierre Moeglin qui en a assuré,
avec moi, la préparation tout au long des différentes
phases. Le 19 octobre 1984, de 19 à 22 heures le public
était invité à une expérience
continue qui avait pour objet l'analyse critique et une participation
ludique sur les images diffusées pat la TV française.
Le jeu proposé aux auditeurs consistant, en la circonstance,
à regarder alternativement les programmes des trois
chaînes en suivant les indications, pour sauter de l'une
à l'autre, en même temps qu'ils écouteraient
les commentaires en direct qui leur seraient prodigués
sur la radio : selon un principe que les téléspectateurs
amateurs de sport pratiquent couramment, à l'occasion
de certains matchs, en couplant les images de leur TV avec
le reportage de leur journaliste favori qui en assure la retransmission,
sur telle ou telle radio. Si en matière de radios locales
il est toujours hasardeux d'avancer des chiffres au sujet
de l'audience réelle, nous pouvons considérer
dans le cas présent qu'elle se situait entre 30 000
et 50 000 auditeurs. Par contre il a été aisé
de constater, à cette occasion, que ce type d'auditeurs
se caractérise par un fort degré d'implication
et un taux important de participation, si l'on en croit les
données qui nous ont été communiquées
par chacune d'entre elles après l'émission.
Modalité
de fonctionnement :
1.L'émission
générale s'effectue sous forme d'émission
publique. Elle se réalise en direct à partir
d'un car-studio installé sur le parvis du Grand Palais
le jour de l'inauguration de la FIAC (Foire Internationale
d'Art Contemporain).
2.L'émission
générale retransmise par lignes téléphoniques
spécialisées vers l'antenne de chaque radio
locale qui la diffuse en continu transite, néanmoins,
par le studio de celle-ci ce qui permet l'intervention de
son animateur à ma demande.
Selon
la formule consacrée par SVP chacun d'entre eux,
à tour de rôle, fait une synthèse, station
par station.
3.Les
commentaires sur les images sont assurés à
partir du car-studio qui est, aussi, un podium placé
face au public qui pénètre dans le Grand Palais.
Ces commentaires sont, au vue des images, effectués
en direct par une série d'invités programmés
qui interviennent par groupes successifs qui se remplacent
sur le plateau. Le choix de ces invités s'est opéré
en fonction de leur domaine de compétence. Il s'agit
de "spécialistes" des médias : universitaires
spécialisés dans la communication, journalistes
divers, responsables institutionnels et administratifs...
4.Par
retour téléphonique les auditeurs, eux-mêmes,
sont également invités à produire ce
commentaire. Installés dans leur salon entre l'appareil
de télévision et leur transistor, le téléphone
à la main, ils se manifestent aussi sur l'antenne.
Ils représentent en quelque sorte l'opinion du grand
public qui alterne avec l'avis des spécialistes...
Pour intervenir sur l'antenne générale ils
appellent dans un premier temps le standard de leur propre
radio qui les place en situation d'attente avant de les
récupérer sur le standard téléphonique
du car-studio devant le Grand Palais.
Le
rythme et le déroulement de l'émission commune,
retransmise par les dix radios, sont orchestrés tout
au long de l'expérience par ma personne. Je donne,
alternativement, l'ordre à la régie de basculer
sut l'antenne : les commentaires des invités présents
sur le plateau, les interventions des auditeurs, le son de
l'émission TV en cours...
En
début d'expérience les auditeurs ont été
invités à allumer leur télévision
pour la réception des images mais à en couper
le son.
LA
FASCINATION DE L'INSTANT PRESENT.
Certains
ont cru voir dans notre action "Apprenez à regarder
la télévision avec votre radio ... () " une
nouvelle façon de célébrer "l'instant
présent". Nous devons bien, confesser notre fascination
pour ces étonnantes messes médiatiques auxquelles
nous convient les technologies de communication quand elles
nous donnent à vivre, au coude à coude, dans
"l'immédiateté" la force de l'événement,
sa contingence irréductible. Assurément il y
a quelque chose qui rélève du "métaphysique"
et du "religieux" chez le héros mythique Armstrong
lorsqu'il avance, de son pas incertain et maladroit, sur le
sol dénudé de l'astre lunaire. Mais au-delà
du rituel mis en scène sur l'écran cathodique,
c'est le phénomène de l'instantanéité
de la situation qui bouleverse notre sensibilité d'individu
contemporain. Une instantanéité partagée
quelque part sur le média, hors du temps et hors de
l'espace, par des millions de téléspectateurs.
Situation qui s'adresse d'une façon très directe
à notre sens profond de l'esthétique. Cet aspect
fondamental de la communication ne pouvait pas laisser indifférents
et étrangers les artistes à ce domaine. Soulignons,
que dans les usages quotidiens de la communication, l'artiste,
par tournure d'esprit, sera enclin à porter son attention
sur les côtés marginaux de celle-ci qui lui sembleront,
finalement, de son point de vue, plus remarquables et dignes
d'intérêt ! Les ratés, les bégaiements,
les glissements, les dérapages, les ruptures de la
communication constitueront son champ privilégié
d'observation, de réflexion et d'action. La panne qui
affecte soudain la retransmission en direct de l'Elysée
est de toute évidence plus essentielle, en elle-même,
que tout ce que pourrait dire le chef d'Etat français.
Plus essentielle dans la mesure où la béance
créée constitue une sorte de "temps retrouvé"
qui nous restitue à nous-mêmes.
OUVRIR
LE CHAMP DES POSSIBLES.
L'artiste
s'efforce par la pratique, dans les limites des moyens d'action
qui sont les siens, d'introduire dans les canaux de communication
quelques variations dont l'aberration calculée aura
pour objectif de révéler si possible d'autres
modes de fonctionnement. En cela l'artiste, fidèle
à sa vocation première, se manifeste comme un
"inventeur" de modèles, même si dans un premier
temps ses propositions ne sont interprétées
par la société que comme émanation de
l'utopie, volonté de provocation gratuite et fruit
d'une imagination suspecte.
Pour
en venir à notre action "Apprenez à regarder
la TV avec votre radio..." nous allons tenter d'en décrire
le dispositif. Apportant quelques éléments d'explication
qui permettent d'en saisir le fonctionnement. Nous sommes
convaincus que ce qui compte, en premier lieu, c'est moins
le média lui-même que la façon dont on
l'utilise et l'organise pour l'exploiter dans des systèmes.
Pour ne l'avoir jamais expérimenté par manque
de curiosité, l'homme ignore tout de ce qu'il aurait
pu tirer, par exemple, d'un aspirateur et d'une machine à
coudre réunis dans une fonction hybride... La nature,
par contre, nous a déjà enseigné tout
ce que nous pouvions raisonnablement attendre des combinaisons
possibles d'accouplement entre l'âne et le cheval. Pour
simplifier notre explication, et résumer à l'extrême,
nous dirons : nous avons voulu, pour notre part, savoir ce
qui résulterait du mariage d'un téléviseur
et d'un poste de radio ! Cette expérience s'ajoute
à la liste, et la complète, de toutes celles
que nous avons réalisées par le passé
mêlant l'art et divers médias (presse, radio,
TV, vidéo, téléphone, etc.). Sa préparation
m'aura confirmé, une fois de plus, combien il est difficile
de convaincre les "détenteurs des médias" de
s'engager dans des actions de recherche qui impliquent leur
propre support de communication. Dans leur réticence
à le faire, on décèle à la fois
de la prudence, de la méfiance par rapport à
des initiatives dont ils saisissent mal le bénéfice
à retirer, de l'indifférence pure et simple
! Cette préparation nous a donné également
l'occasion de constater des revirements brutaux. Ce qui fut
le cas de France-Inter en la personne de son représentant
Jacques Pradel qui , du jour au lendemain, après huit
mois de travail commun décida unilatéralement
d'annuler le projet, sans prendre la peine de nous fournir
la moindre explication. Sans doute lui avait-il fallu ce temps
de mâturation pour prendre conscience, subitement, que
ce type de projet et ses implications critiques ne cadrait
pas avec le ton lénifiant dans lequel baigne ses émissions...
UN
EXTRAORDINAIRE INSTRUMENT D'ANALYSE
"APPRENEZ
A REGARDER VOTRE TELEVISION AVEC VOTRE RADIO".
Le
titre générique de notre action est très
explicite en lui-même sur nos intentions. La proposition
est claire : elle consiste à inviter les auditeurs
de dix radios libres, réunies, à allumer leurs
télés et, ce faisant, à n'en continuer
pas moins à rester attentif au commentaire produit
par la radio. Commentaire s'exerçant sur les images,
au fur et à mesure de leur apparition sur l'écran.
Cette idée m'a été inspirée par
la pratique de certains téléspectateurs qui
lors de la retransmission d'un match de football empruntent
les images à la TV et le son à la radio... En
élargissant cette pratique à d'autres types
d'émission, il est aisé de saisir immédiatement
dans la mise en oeuvre d'un tel système comment la
radio en alimentant un commentaire critique peut devenir,
en temps réel, un extraordinaire instrument d'analyse
du médium télévisuel en cours de fonctionnement
: Une leçon de choses s'appliquant à nous révéler
la signification, à chaud, des "objets-imaginaires".
C'est ce que nous avons tenté de faire avec Pierre
Moeglin au cours d'une émission, créée
pour la circonstance, se déroulant sans interruption
de 19 à 22 heures à partir d'un car-studio installé
sur le terre-plein du Grand Palais à l'occasion de
l'inauguration de la Foire Internationale d'Art Contemporain.
Des invités : journalistes et spécialistes universitaires
des médias se succèdent ainsi trois heures durant,
pour réagir sur les images, en alternance avec les
auditeurs intervenant sur l'antenne par retour téléphonique().
Notre
émission se règle sur les programme télés
de la soirée, sautant d'une chaîne à l'autre
selon le menu composé par nos soins. Les JT constitueront
les plats de résistance, bien entendu, mais la présence
des Bernard Pivot, Julio Iglesias et autres vedettes sur les
antennes contribuera à relancer les appétits...
Trois axes structurent notre concept de base à partir
desquels pourront se développer les délires
d'une improvisation qui fait partie du paramètre même
de l'expérience :
-
un axe pédagogique confié à
des spécialistes de l'image. A eux la charge de mettre
en évidence l'importance du cadrage, de l'angle de
prise de vue, du rythme de la séquence, pour démontrer,
dans la foulée, comment finalement la signification
de toute image produite est tributaire de sa forme de fabrication;
-
Un axe réflexif et critique appelant les invités
présents, mais aussi les auditeurs, à se prononcer
sur les produits que leur proposent les trois chaînes
françaises;
-
enfin un axe ludique faisant appel à l'imaginaire
du public, l'invitant à pratiquer le détournement
systématique de sens en superposant aux images présentées
des commentaires de pure fantaisie.
Il
serait présomptueux de prétendre qu'une telle
expérience de caractère ponctuel ait pu changer
véritablement notre façon de consommer la TV.
Il serait faux de déclarer qu'il n'en est rien resté
! Entre ces deux affirmations soyons patients : ouvrons nos
yeux, tendons nos oreilles, activons nous neurones. Nous finirons
bien un jour par comprendre que nous sommes nous-mêmes
un transistor!
Fred
Forest
Décembre
1984
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