Réenchanter le monde
Ce quil y a desthétique dans la communication
et réciproquement
Pierre MOEGLIN ( Paris Octobre 1994 )
Professeur à lUniversité Paris Nord, Laboratoire
des Sciences
de l'information et de la communication
" La
démarche dans laquelle je suis engagé est un
travail qui prend pour objet la communication elle-même.
Travail de réflexion sur la communication mais aussi
pratique d'action à l'intérieur de et sur ce
champ ". Analyse de la communication en même
temps que pratique de la communication dans l'articulation
de ces deux objectifs réside l'essentiel du projet
dit de " l'Esthétique de la Communication "
dont Fred Forest (1985, p.9) se recommande ainsi qu'à
sa suite plus d'une dizaine d'artistes européens et
canadiens. *
De
ce projet ils n'ont cependant pas l'apanage. Dans les arts
plastiques, l'association d'une activité artistique
et d'une démarche visant à " construire
une phénoménologie de l'imaginaire contemporain "
(selon les ambitions de F. Forest et M. Costa) remonte, probablement
moins systématisée mais aussi activement revendiquée,
à la fin des années 60. F. Forest (1977, p.33)
y travailla d'ailleurs lui-même, plusieurs années
durant, au sein de l'Art Sociologique, mouvement qu'il présente
déjà à l'époque comme " une
éthique et une praxis de la vie qui fonde ses moyens
sur l'élaboration empirique d'une pratique sociologique
sous prétexte de l'art, ou si l'on préfère
sous son couvert ".
De
l'Art Sociologique à l'Esthétique de la Communication,
il y a toutefois transformation et ruptures. Si celles-ci
tiennent aux circonstances et à l'itinéraire
personnel de tel ou tel artiste, y intervient aussi plus fondamentalement
une double prise de conscience effectuée au même
moment et par un grand nombre de plasticiens : prise
de conscience, d'une part, du rôle majeur que, conjuguant
leurs efficaces respectives, audiovisuel, informatique et
télécommunications se mettent à jouer
dans la " vie ", ouvrant à l'intervention
artistique autant de champs et d'objets nouveaux, prise de
conscience, d'autre part, des prétentions exorbitantes
de l'idéologie du " tout communicationnel "
se présentant avec insistance comme le paradigme unique
d'une modernité dont, selon Michel Serres (1985), il
devient alors urgent de " décrypter les messages ".
Face
à une prétention aussi insistante, l'impératif
critique ne s'impose pas moins aux artistes de la communication
qu'aux chercheurs sur la communication. Décryptage
d'autant plus urgent que, jouant des effets auto-réalisateurs,
les succès de la communication se nourrissent d'eux-mêmes.
Hors de la communication, point de salut
surtout quand
ce sont les communicateurs qui, simultanément, apprécient
et font savoir ce qui mérite d'être sauvé.
Tel est le contexte par rapport auquel le projet d'une esthétique
de la communication demande à être appréhendé.
Média
contre média
Les
moyens des artistes ne sont pas ceux des chercheurs. Quand
ceux-ci démontrent en s'appuyant sur les ressources
de l'investigation et avec la distance requise par l'analyse,
ceux-là montrent en s'essayant à faire des systèmes
de communication eux-mêmes les outils en même
temps que la matière de leur décryptage.
*Ce
texte est publié avec l'aimable permission de Louise
Poissant, professeur à l'Université du Québec
à Montréal, coordonnatrice d'un ouvrage collectif
où il figure à paraître aux Presses de
l'Université du Québec).
Aussi
les productions " les plus spécifiquement
fortes, les plus fortement spécifiques "
(Fargier 1981, p.5) s'attachant à ce qu'il y a de médiatique
dans notre modernité sont-elles celles qui le font
de l'intérieur même des médias. " Il
s'agit presque toujours, explique J.-P. Fargier, de bandes
et d'installations qui s'en prennent, d'une façon ou
d'une autre, à la télévision. Qui prennent
la télévision tour à tour pour cible,
adversaire, rivale, alter ego, référent,
matière première, modèle, exemple négatif,
déchet, bref pour Autre ". Et d'évoquer
Nam June Paik, Wolf Vostell, Douglas Davis ainsi que Bob Wilson
et même Jean-Luc Godard. Tom Sherman (1981, p.28) mériterait
de l'être également pour sa définition
de la vidéo d'artiste : " une télévision
dont la particularité fait toute la différence ".
Pourtant,
artistes de la communication et chercheurs sur la communication
partent les uns et les autres de la même question :
d'où vient, au sein de notre modernité, la place
centrale dévolue à la vidéo, à
l'ordinateur et aux télécommunications ?
Certainement pas, répondent-ils en substance, de la
sophistication de ces technologies, induisant une différence
de degré mais non de nature par rapport aux outils
précédents. Elle vient davantage de ce qu'en
poussant à leur limite des phénomènes
qui ne sont pas tous nouveaux - plusieurs sont déjà
en germe dans la première révolution industrielle
-, les utilisations qui en sont faites sont à ce point
systématiques qu'elles révèlent mieux
qu'auparavant la dimension de médiatisation que comporte
notre relation aux autres et à nous-mêmes ainsi
que l'accès que nous avons au travail, au loisir et
à la culture. Et, ce faisant, qu'elles révèlent
aussi ce que, via les médias électroniques,
cette médiatisation peut avoir de spécifique.
Certes,
le livre et l'écriture en général restent
probablement les modes de loin les plus employés. Mais
l'hypothèse est que ce ne sont plus eux qui structurent
prioritairement notre existence et cristallisent nos représentations.
Comme l'écrit R. Charrier (1992, p.96), prolongeant
M. McLuhan et J. Goody, " Si les textes s'émancipent
de la forme qui les a convoyés depuis les premiers
siècles de l'ère chrétienne (
)
ce sont, en effet, toutes les technologies intellectuelles,
toutes les opérations à l'uvre dans la
production de la signification qui se trouveront modifiées. "
À quoi correspond ce propos de F. Forest ( 1985 ),
élargissant la perspective aux rapports entre télévision
et peinture : " Les premiers pas d'Armstrong
sur la lune suivis sur l'écran cathodique par des centaines
de millions de téléspectateurs ressourcent notre
émotion d'homme contemporain bien plus que ne peuvent
le faire le sourire de Mona Lisa et le pinceau de Leonardo
aujourd'hui ".
C'est
de cette dématérialisation de la communication
par dissociation du message et du médium, de la cause
et de l'effet, de l'objet et de son référent,
que découlent les symptômes de la modernité
communicationnelle : accélération et transnationalisation
des réseaux d'information, informatisation des échanges
et autres activités quotidiennes, déréalisation
du lien social et de l'espace public et dualisation croissante
de la collectivité soumise à une modernisation
à marches forcées qui accentue (plutôt
qu'elle n'atténue) le clivage entre ceux qui décident
et ceux qui exécutent (Virilio1988).
Exaspération
En
dehors de tout jugement de valeur, pour commencer du moins,
simplement favorisée et exemplifiée par les
artistes, la révélation de ces phénomènes
tend déjà à acquérir un statut
proprement esthétique. Caractéristique, à
cet égard, le commentaire de D. PaIni (1982, p.27)
à propos des vidéos de Bob Wilson sur le " fonctionnement
hémorragique de la télévision " :
" ce n'est donc pas à partir d'un déni
du fonctionnement télévisuel que Wilson invente
ces spots, mais c'est en exaspérant sa logique ".
La
même " exaspération " vaut
pour tout autre média : " Travailler
avec les médias, sur les médias, travailler
les médias, c'est la même chose ",
écrit Jochen Gerz. Et de préciser : " L'un
n'existe pas sans l'autre. Je ne fais pas de la peinture,
de la sculpture, du dessin, mais j'utilise la photographie,
le texte, le son, mon corps et aussi l'image mobile. "
(in Le Nouene 1986, p.13). C'est pourquoi les artistes en
question ne sont à proprement parler ni peintres ou
photographes, ni sculpteurs, ni vidéastes ou infographistes,
bien qu'utilisant les supports propres à ces arts et
en les combinant assez souvent avec des modes plus traditionnels.
Ce qui justifie l'appréciation de Claude Faure (1991,
p.46) pour qui " les nouvelles technologies appliquées
aux arts n'ont pas de territoire autonome ".
Inversement,
recourir aux nouvelles technologies ne suffit pas davantage
pour devenir artiste de la communication. Ce n'est que par
une fâcheuse confusion qu'il arrive aux cinéastes
et vidéastes expérimentaux ou praticiens des
arts " technologiques " d'être rangés
du côté de ceux qui s'attachent à ce qu'il
y a d'esthétique dans la communication. En fait, ils
mettent seulement de nouvelles surfaces d'inscription et d'autres
matériaux au service de préoccupations inchangées.
Tout en ayant tort de tenir pour révolues les pratiques
liées à la " peinture infographique ",
alors que tout montre qu'elles ne disparaîtront pas
aussi vite (qu'il le voudrait). Roy Ascott (1990, p.73) les
caractérise pertinemment en expliquant que " même
s'il était parfois réduit à des expressions
saisissantes de simulation, c'est le monde réel qui
demeurait encore la référence principale. La
toile était numérisée, c'est tout ".
Aussi
les tenants des arts électroniques relèvent-ils
des pratiques artistiques traditionnelles ou (par le design)
de l'imagerie industrielle. En tout cas, ils continuent,
à la surface des écrans et en s'aidant de dispositifs
renouvelés de visualisation, à produire des
uvres où, pour reprendre la formule de Bill Viola
(1984, p.72) l'image est " considérée
comme un arrêt du temps, une action suspendue, un effet
de la lumière ". Plus méchamment à
leur propos, Wolf Vostell s'exclame : " la
vidéo, c'est l'aquarelle de demain ! ""
(Sorin 1981, p.13).
Les
artistes de la communication, de leur côté, ne
visent pas en priorité à produire des images.
C'est plutôt contre les images qu'ils produisent autre
chose. Toute la question va être de savoir quoi.
Dispositifs
À
l'intersection de la démarche scientifique et de la
pratique artistique, ils réalisent des dispositifs
de communication. Moins des installations ou des environnements
que de véritables protocoles à finalité
heuristique supposant, pour commencer, une familiarité
avec ce que Piotr Kowalski (1991, p.15) appelle " la
connaissance objective " des phénomènes
en jeu : " seules la science et la connaissance
objective permettent cet accès au réel sur lequel
tout artiste veut agir et qu'il veut manipuler ".
Familiarité
avec la " connaissance objective " allant
parfois jusqu'à des collaborations avec des chercheurs
en communication : la recherche fournit aux artistes
les moyens d'appréhender les situations de communication
et ceux-ci, en retour, lui présentent des situations
expérimentales plus significatives que celles de la
réalité. L'exemple de Roy Ascott (1991,p.19)
est caractéristique de ce que donne ou pourrait donner
un tel aller et retour. Évoquant ses lectures de N.
Wiener, il écrit : " J'eus alors la
révélation qu'un art comme le mien, au centre
duquel était posée la question du changement,
pouvait trouver dans les concepts de rétroaction, d'interactivité
et de relation, des axiomes équivalents à ceux
que l'anatomie, le dessin d'après modèle et
les études formelles avaient fourni à l'art
du passé ". Dépassant ce qu'il appelle
la " cybernétique primaire ", il
travaille alors à implanter des réseaux dont
l'une des applications les plus significatives est, en 1983,
" La plissure du texte ". Il s'agit, par
la télématique, d'une des premières expériences,
autant sociologique qu'esthétique, d'écriture
à distance en temps réel et à deux niveaux,
chaque groupe local, dans seize villes du monde, élaborant
en direct sa contribution à un texte collectif.
D'autres
artistes, notamment aux côtés de Fred Forest,
Natan Karczmar, Stéphane Barron, Christian Sevette
ou Mit Mitropoulos, ont, sinon poussé plus loin, du
moins recherché plus systématiquement ces collaborations
avec des équipes de chercheurs. Par exemple, lors de
séances où deux danseuses avaient à coordonner
leurs gestes pour réaliser à distance un ballet
interactif, Mitropoulos met au point à la fin des années
80 des protocoles quasi expérimentaux où, mieux
que dans les situations réelles, transparaît
la fonction des procédures et stratégies de
communication non verbales en visioconférence.
Crise
et critique de la modernité
Reste
que ces échanges de bons procédés par
fertilisation mutuelle, exceptionnels de toute façon,
ne correspondent qu'à une toute petite partie du chemin
que font en parallèle démarche scientifique
et pratique artistique avant que les artistes de la communication
ne dépassent avec les moyens qui sont les leurs ce
qu'ils connaissent (souvent fort bien) des approches sociologiques
ou psychologiques de la communication.
À
quelle fin ? Pour illustrer ce que, d'un point de vue
critique, elles disent de la modernité communicationnelle
mais surtout pour rendre compte sur un mode plus sensible
qu'intelligible de la crise constitutive de cette modernité.
En d'autres termes pour exprimer à leur manière
ce qui ressort de ces analyses et surtout pour répondre
aux questions qu'elles formulent sans arriver toujours à
y répondre.
Crise
de la modernité, en effet, dont la nature a bien été
analysée par M. Weber (1963, pp.69-70) posant la question
de ce qui fait la supériorité de l'homme moderne
sur l'Hottentot. Selon lui, cette supériorité
ne provient pas de la connaissance que le premier a de son
environnement. Au contraire, si l'un des deux l'emporte à
cet égard, c'est bien l'Hottentot. Celui-ci, en effet,
" sait parfaitement comment s'y prendre pour se
procurer sa nourriture quotidienne et il sait quelles sont
les institutions qui l'y aident ". En comparaison
nous-mêmes, qui utilisons quotidiennement le tramway,
n'avons aucune idée du mécanisme permettant
à la machine de se mettre en marche. Ce qu'en revanche
nous savons, ajoute Weber, c'est que nous pouvons compter
sur le tramway. Là est toute la différence :
le sauvage vit entouré de puissances mystérieuses
et imprévisibles qu'il cherche à conjurer par
la magie tandis que le civilisé croit que, s'il le
veut, il peut " maîtriser toute chose par
la prévision ". Cette croyance lui vient
du processus millénaire d'intellectualisation résultant
de la science et du progrès technique et que traduit,
ce que M. Weber appelle, le " désenchantement
du monde ".
Or,
depuis l'époque de M. Weber, ce processus s'est amplifié
et, tandis que le désenchantement n'a cessé
de croître, la croyance elle-même pose de plus
en plus de problèmes. Ce n'est pourtant pas que les
nouvelles technologies de communication ne cherchent à
accréditer l'idée d'un contrôle généralisable
partout, d'une transparence universelle et d'une capacité
d'intervention omnibus, pourvu que nous le voulions.
Cette idée s'est même tellement répandue
que lorsqu'elle rencontre des résistances - pandémie,
krach boursier, poussée de barbarie -, celles-ci sont
proprement incompréhensibles. Peut-être, nous
disons-nous avec de moins en moins de conviction, est-ce que
nous ne voulons pas assez les surmonter. Naguère, en
France, le présentateur d'un bulletin météorologique
fit cette expérience, moins canularesque qu'on ne pourrait
le penser, d'inviter les téléspectateurs à
signer une pétition pour réclamer le retour
du beau temps
Or le problème est justement que
toutes les pétitions du monde ne peuvent faire revenir
le beau temps. L'hyper rationalité se retourne en son
contraire, laissant percer son irrationalité sous-jacente.
Aussi, sur ces deux versants, la critique de la modernité
alimente-t-elle la plupart des approches critiques. Le versant
" désanchantement du monde " transparaît
par exemple de la " perspective crépusculaire
de la modernité " propre à W.Benjamin
(1982, p.113) ainsi que, dans un autre contexte, de la dénonciation
par J. Habermas (1973) de la " colonisation du monde
vécu " par des " contraintes systémiques "
qui font de l'utilité par rapport au système
économique, l'unique critère pour juger de l'ensemble
des activités humaines. Associée à l'autre
versant - celui de l'irrationalité - elle se retrouve
aussi dans les analyses de J. Baudrillard (1983, p.16) sur
" l'hypertélie ", excès
" fatal " de causalité et de finalité,
se présentant comme la réponse des sociétés
modernes à leur fragilité croissante. Réponse
on ne peut plus illusoire, cependant, car, à la fois
vecteur et facteur de cette " hypertélie ",
le " délire de la communication "
(p .95) révèle les limites même d'une
modernité dont la volonté de maîtrise
universelle procède en fait d'une paralysie fondamentale :
le sens se perd sous l'accumulation des signes. Probablement
est-ce en songeant a con trano à l'enchantement
de l'Hottentot ou de son frère des sociétés
traditionnelles que l'ethnologue G. Balandier (1985, p.197)
diagnostique : " Dans ce brouillage résultant
de l'augmentation et de l'accélération des flux
médiatiques, le sens s'estompe ".
Pour
une diététique de la communication ?
" Faut-il
trouver une diététique de l'information ? ",
s'interroge alors J. Baudrillard (1983, p.18). Dans ce sens
une solution serait de faire confiance à la raison :
laisser à la saturation des réseaux et aux surcharges
de l'information le soin de faire la démonstration
de leurs effets paralysants. Pour qu'en contrepartie, des
usages renouvelés de ces systèmes favorisent
ce que J. Habermas (1973, pp.67-68) nomme " une
discussion publique, sans entraves et exempte de domination
(
) seul milieu au sein duquel est possible quelque chose
qui mérite de s'appeler "rationalisation" ".
Nombreux
sont les chercheurs, à l'instar de J. Habermas, à
compter sur la régénération de la communication
par la " raison communicationnelle ".
Le problème est cependant celui des conditions de possibilité
et de la réalisation concrète d'une telle revitalisation
de l'espace public. Que vaut en effet la " situation
idéale de discussion sans entraves " qui
vient d'être suggérée quand aucun indice
en provenance de la sociologie ou des sciences politiques
n'arrive jusqu'à maintenant à corroborer l'idée
qu'elle pourrait favoriser, télématique et télévision
interactive aidant, l'avènement d'un " nouvel
espace public " (Ferry 1989) ? Au contraire,
les nouveaux médias ne font-ils pas qu'ajouter au tintamarre
ambiant ?
Ou
bien, deuxième solution, faut-il attendre que la raison
opère contre elle-même, ainsi que le suggère
J. Baudrillard (1983, p.217) : " Le travail
de la raison n'est pas du tout d'inventer des enchaînements,
des relations, du sens ; de tout cela il y en a en excès
au départ - c'est au contraire de (
) désaimanter
les constellations, les configurations inséparables
pour en faire des éléments erratiques voués
ensuite à trouver leur cause ou à errer au hasard "
(p.217). À nouveau cependant, on discerne mal dans
quelles conditions la raison, poussant son rôle critique
jusqu'à se faire subversive, pourrait s'engager elle-même
dans un processus de régression appelé à
déboucher sur désordre et hasard.
Symétriquement
de part et d'autre, on le voit, les théoriciens critiques
de la modernité rencontrent de semblables apories.
Au-delà du pessimisme initial, leurs hésitations
sont celles dont témoignaient déjà les
penseurs qui les précèdent. Tels M. McLuhan,
oscillant entre la dénonciation de la massification
culturelle et l'éloge du village global, ou les théoriciens
de la cybernétique , y voyant tour à tour et
contradictoirement la " machine à gouverner "
idéale (le Père Dubarle en France notamment)
et l'origine de l'aliénation suprême (N. Wiener
).
Désordre
de l'ordre
À
lorigine de ces apories et des oscillations qui en découlent
lambivalence propre à larraisonnement par
lemprise communicationnelle. La pratique artistique
est bien placée pour en rendre compte. D'un côté
en effet, le régime d'une communication affectée
par l'industrialisation et travaillant par l'industrialisation
de la société à la standardisation et
à la normalisation des comportements ainsi qu'à
la généralisation du régime de la marchandise
qu'Horkheimer et Adorno (1983, p.129) dénoncent comme
la " loi d'airain " de la production des
biens culturels. De l'autre côté, dans le moment
même où il conditionne et normalise, ce régime
laisse quand même toujours place à la distance
critique. D'autant plus critique que son conditionnement est
plus violent, ne resterait-il au consommateur qu'à
s'incliner devant le triomphe de la publicité mais
" tout en sachant très bien à quoi
s'en tenir " (Horkheimer et Adorno 1983, p.176).
Dialectiquement
l'aliénation maximale crée donc les conditions
optimales pour le retour de l'Hottentot : le comble de
l'assurance supposée avoir tout prévu ne fait,
par défaut, qu'accentuer davantage l'imprévu
de l'accident et de la panne, qu'ils soient voulus ou accidentels.
Le désordre ne surgit pas contre l'ordre ; il
est dans l'ordre. Et c'est à le faire sentir que travaillent
les artistes de la communication, sur le mode de la contestation
radicale (comme Vostell ) ou sur celui du jeu (comme Paik
et Forest). Programmés pour être imprévisibles,
les paysages d'E. Samakh et les robots interactifs de Norman
White sont à cet égard les illustrations par
excellence de cette association qui, dans le même mouvement,
lie l'ordre et le désordre, niant l'ordre par le désordre.
Symboles de la raison calculante, ils visent à réenchanter
la communication pour réenchanter le monde.
Réenchanter
le monde
Dans
cette entreprise l'expérience de la communication et
celle de l'esthétique se conjuguent étroitement :
réenchanter la communication, ce n'est pas uniquement
voir et faire voir sa part sensible toute d'opacité
et d'imprévisible. Ce n'est pas non plus seulement
s'essayer à " concevoir la culture (éthique)
d'une nature " technologisée "
(Musso 1991, p.108). C'est tout autant, en sens inverse, voir
et faire voir la dimension de communication au cur de
toute expérience esthétique. Significatif de
cet aller et retour où se confortent mutuellement les
deux formes de réenchantement, l'usage de la télématique
par Roy Ascott (1991, p.21) : " Au fond
la télématique rend explicite ce qui est implicite
dans toute expérience esthétique, au cours de
laquelle l'élément créatif se trouve
également réparti entre la perception du regardeur
et la production de l'artiste. La notion d 'auteur collectif
(dispersed authorship), déterminante dans les
uvres que je propose, souligne à quel point l'interactivité
caractérise toute démarche artistique contemporaine.
L'interface est un seuil ouvert sur l'indécidable,
sur un espace aux potentialités matérielles
et sémantiques infinies ". Or, l'ouverture
de cet " espace " suppose la conjonction
des deux expériences. Le geste qui la rend possible
est en effet simultanément, d'une part, celui qui permet
de faire échapper les pratiques réelles de communication
au déterminisme de ce qui lui est prescrit par les
modes d'emploi et, d'autre part, celui qui, dans l'expérience
artistique, instaure ou restaure le principe d'une invention
partagée entre ceux qui conçoivent et ceux qui
reçoivent l'uvre.
La
même conjonction se retrouve, en un contexte différent,
exprimée par la " théorie du lapin "
de T. Sherman (1982, p.28) exposant sa " théorie
du lapin ". Reprise, au départ, de la critique
de la consommation télévisuelle :
" Nous
avons tous appris à recueillir à la télévision
une information de bas calibre à travers les formules
redondantes, la force implacable de la narration dramatique
et le sensationnalisme visuel des effets spéciaux. "
Que faire ? " Il nous faut nous libérer de
ce conditionnement. Il nous faut sortir, marcher, respirer
l'air pur, pour nous retrouver nous-mêmes. Lorsque nous
reviendrons devant notre télévision, il sera
évident une fois de plus que la programmation est un
peu toujours la même ". Néanmoins,
si, en cours de route, nous avons fait la rencontre inattendue
d'un lapin (et, ajouterons-nous, même si ce n'est pas
celui d'Alice, " le lapin imprévisible
peut cependant nous faire voir les choses d'une manière
différente ".
D'où
surgira le lapin ? Il y a peu de chances que ce soit
encore des images elles-mêmes. T. Sherman le suggère
en nous conseillant d'aller prendre l'air. F. Forest (1985,p.9)
le confirme : " l'inflation des images conduit
inévitablement à leur dévaluation. L'Esthétique
cherche ailleurs que dans l'incarnation du signe plastique
ses terrains d'élection ". À moins,
comme le suggère B. Viola (1984, p.72) que l'image
ne soit pas là où l'on croit mais " dans
la tête du spectateur (
) et c'est l'interaction
entre le spectateur et l'image qui compte ".
" Ailleurs
que dans l'incarnation du signe plastique ", l'intervention
artistique produit des dispositifs dont il n'y aura rien d'autre
à attendre que de l'inattendu. Correspondances inattendues
par exemple entre deux espaces - deux villes, deux musées,
deux acteurs et deux langues - chez D. Davis, l'un des premiers
artistes (Jochimsen 1985, p.234) à solliciter les communications
par satellite en temps réel. Correspondances plus inattendues
encore entre deux temps, avec Dan Graham faisant cohabiter
par des mécanismes de rediffusion légèrement
différée l'image présente et celle enregistrée
quelques secondes auparavant. Ou bien, plus frappantes encore,
correspondances entre deux époques ou deux lieux tellement
différents, comme l'écrit Derrick de Kerckhove
(1988, p.122) à propos notamment de Tom Klinkowstein
et Jean-Marc Philippe, que " le problème
n'est plus de savoir comment être à deux endroits
à la fois, mais plutôt de savoir que dire et
que faire de l'espace entre deux ".
L'on
pourrait multiplier les exemples, l'important étant
toutefois de se garder de perdre de vue ce qui fait la spécificité
des arts de la communication. Pas plus qu'ils ne se confondent
avec les arts électroniques, pas plus ils ne sauraient
être tenus pour l'annexe ou la réserve de créativité
des sciences de la communication.
Quoi
qu'en disent à cet égard chercheurs et parfois
artistes de la communication eux-mêmes, il serait vain
notamment de prêter à ces derniers, sous prétexte
de leur compétence en imprévu, des talent du
type de ceux que l'économiste A. Le Diberder (1993,
p.69) par exemple croit trouver chez le Nam June Paik de 1963
: " Les 73 distorted Tv sets y constituèrent
la première traduction de ce qui était, à
l'époque, une intuition de génie : le destin
du téléviseur va au-delà de la télévision
(
) En franchissant la limite d'une télévision
de pure réception, et avec plus de trente ans d'avance,
Paik se moquait des protocoles et des interfaces classiques,
pour proposer deux révolutions : la télévision
interactive et une nouvelle interface avec l'utilisateur. "
Paik, en d'autres termes, aurait eu, avant sociologues et
spécialistes du marketing, la prescience des nouvelles
formes de télévision.
Vision
réductrice et faussée, selon nous, car si Paik
se moquait probablement en effet des interfaces classiques,
il se moquait tout autant d'inventer la télévision
interactive. Ce qui l'intéressait - et continue de
l'intéresser - c'est ce qu'il y a d'interactif dans
la télévision. C'est dire, plus généralement,
que dans le parallèle et les recoupements circonstanciels
qui peuvent, le cas échéant, être établis
entre Esthétique et sciences de la communication, il
serait illusoire de discerner les prodromes d'une synthèse
par confusion des genres. Serait-elle placée sous le
patronage prestigieux d'un nouveau Bauhaus
.
Références
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