Du web 2.0 avant
l’heure : du modèle esthétique au modèle social, une pratique éthique de l’art
© Sophie Lavaud-Forest
Il y a deux types d’artistes : les
« suiveurs », ceux qui développent, approfondissent, enrichissent et
complètent un geste artistique magistralement opéré en rupture par d’autres et
les « explorateurs », des aventuriers qui tracent dans ce que
Panofsky nomme « iconologie » (histoire des changements des systèmes
de formes symboliques) ces chemins de rupture inédits impactant non seulement
l’art mais aussi la société toute entière. Fred Forest fait partie de cette
deuxième catégorie.
Après
avoir conçu en 1967 ses « tableaux-écrans », à la fois peintures mais
aussi surfaces de projection, blanches, vides, réceptacles d’images externes provenant
de diapositives, il quittera définitivement, avec la mise en place de son idée
du Territoire du M2, il y
a plus de trente ans, l’ordre optique de la
représentation. Ce projet fondamental, sorte d’« opus magnum »
évolutif, contient en germe tout ce que l’artiste développera par la suite. Au
moment où naît aux Etats-Unis et plus particulièrement dans la tête de
l’informaticien J.C.R. Licklider, l’idée d’un réseau d’ordinateurs
connectés les uns aux autres par des lignes de télécommunications large bande
qui permettront une communication décentralisée, Fred Forest, en habitué des
réseaux de télécommunications, avant même l’arrivée de ces
technologies, crée son Territoire du M2 sorte de prototype expérimental symbolique, précurseur d’un point de vue
social, de ce qui deviendra dans les années 90, la forme participative du World
Wide Web : le web 2.0. C’est-à-dire une plate-forme de contribution, de
créativité, d’échange et de collaboration. Proposition d’un système de
communication complexe manipulant les media de masse pour mieux les détourner
par le concept de réseau, d’interactions, de mise en relations distribuées d’idées,
de personnes et de groupe, l’œuvre est proposée comme un véritable laboratoire de
recherche critique sur la réalité pour mieux en rendre compte et la redessiner.
Abandonnant les techniques picturales de figuration sur une surface de
projection, ce saut artistique engagé dans un ordre « informationnel »
-qui anticipe un ordre « numérique » dans lequel nous sommes aujourd’hui-, ébranle tout un pan de
l’histoire de l’art, confiné à l’histoire de la peinture en tant que longue et
vaste interrogation sur la perception visuelle. Au point que les
« experts », déstabilisés dans leurs habitudes et leurs grilles de
lecture inadaptées, mettront en doute le fait qu’il s’agit bien toujours d’art.
Il serait, en effet, tellement plus simple pour restituer le réel de s’en tenir
aux apparences, à la visibilité ! Mais le simulacre des « matrices
communicationnelles » de Fred Forest, implantées au cœur même des
« milieux », qu’elles interrogent, dans lesquelles elles sont
« situées », révèle des niveaux cachés de réalités complexes,
systémiques, relationnelles : des flux, des ondes, des
vibrations, des transmissions, des données, des sensibilités, des forces, des
énergies, des interstices, des circulations et des boucles de régulation
auto-adaptatives, bref, toute une architecture fluide d’informations. Ces
systèmes communicationnels « préparés » pour reprendre la
terminologie usuellement employée pour les pianos de John Cage sont bel et bien
des fictions, qui ne proposent pas de véritables univers de substitution mais
créent des simulations actives relevant du jeu et de l’imaginaire artistique. Pendant
que Nam June Paik, pour ne citer que lui, perturbe
de façon rétinienne les électrons du tube cathodique avec un aimant (Magnet TV) pour travailler la
matière-image, jouant sur et avec nos perceptions visuelles, Forest travaille
en anthropologue le matériau social. C’est là que se situe une de ses
singularités d’artiste. Son projet vise à constituer un instrument critique
opérationnel questionnant l’humain, sa nature et ses constructions : ses
organisations, ses institutions, ses pouvoirs, ses pratiques sociales et
culturelles. Et le Territoire du M2 est un de ces outils développé par l’artiste, le plus complexe et le plus
réussi, à mon sens, comme recherche fondamentale générant des applications
concrètes et des usages pour l’art et la société. De quoi s’agit-il donc ?
Avec humour et ironie, parodiant les signes et codes du pouvoir pour mieux les
dénoncer, l’artiste se proclame « citoyen-gérant-artiste » d’un Territoire,
monde à l’intérieur de mondes : virtuel et physique (il sera réellement
implanté dans le département français de l’Oise, à une cinquantaine de kms de
Paris), public et privé, global et
local, fictionnel mais connecté au réel. Chacun, muni de son
« laisser-passer » pourra se porter acquéreur d’une
parcelle du Territoire : un M2 espace personnalisable au sein de cet sorte
d’état indépendant au sein de l’Etat français, dont les règles et le
fonctionnement sont définis par les choix subjectifs de l’artiste-organisateur
qui en prépare le cadre ouvert et les protocoles de communication pour en
orienter le sens. Chacun recevra alors, dans cette simulation parodique un diplôme
de citoyen et son titre de propriété signés par l’artiste. Trouvant source
d’inspiration dans les mass media et la diffusion des actualités,
l’artiste-animateur, en auteur-amont du projet, distillera au fil du
temps et de la vie du Territoire, des flux d’informations comme autant de
strates superposées destinées à être répercutées à l’ensemble du réseau des
« amis » du Territoire. Devenus les auteurs-aval d’un système
complexe de communications, d’échanges et de partage, ceux-ci pourront
entretenir, en présence réelle ou à distance, des relations sur un mode
décentralisé, horizontal, dé-hiérarchisé en dehors de l’administration centrale. Car, si le
« citoyen-gérant » a un rôle déterminant dans l’orientation qu’il
impulse aux questionnements et au sens des actions mises en oeuvre, le
mouvement, une fois lancé, s’autonomise. Tout individu-citoyen devient à son
tour un émetteur potentiel en fonction de sa volonté d’implication dans le jeu,
anticipant ainsi les échanges « peer to peer », les
« chat » en temps synchrone, les commentaires des flux RSS des
actualités lisibles actuellement sur les principaux sites d’informations ou de
chaines de télévision en ligne ou des blogs du web 2.0. Basé sur la collecte
d’idées, leur mise en relation et les interactions entre les individus, le
modèle esthétique proposé, relationnel et informationnel, annonce à l’échelle
prototypale et non commerciale, le fonctionnement des industries créatives des
réseaux sociaux et de partage (Facebook, LinkedIn, Viadeo, Flickr etc.). Ou même, des modèles sociaux et
économiques émergents chez de jeunes entrepreneurs actuels : ceux du
crowdsourcing qui utilisent, pour atteindre des objectifs économiques, culturels,
sociaux ou scientifiques, une certaine collaboration de masse permise par ces
technologies du web 2.0 . La portée du geste artistique dépasse alors la sphère
autonome de l’art, pour devenir ferment fertile, véritable incubateur d’idées
pour la société. Pour ce faire, et c’est une autre des singularités de cet
artiste hors-normes, Fred Forest installe ses perturbations communicationnelles
au cœur même de l’espace médiatique (inserts dans la presse écrite ou dans des
émissions de télévision, de radio, utilisation du fax, minitel, téléphone,
journaux électroniques à LED, des ordinateurs, du réseau du web ou de Second
Life), et du tissu urbain (animations des
espaces publics de rue, des espaces privés ouverts au
public des maisons de retraite, mairie, voire des hôtels). La
manipulation des mass media, son champ d’expérience artistique privilégié, les
détourne de leur usage. L’artiste en questionne le fonctionnement et ses
actions déclenchent à leur tour, une série de boucles rétro-actives : articles
papier ou en ligne, interviews télévisuels ou radiophoniques, chaque action
critique génère toute une production réflexive journalistique et universitaire,
sorte de travail parergonal, « supplément d’œuvre » qui sert, selon
Derrida, à donner lieu à l’œuvre et à la
faire exister. Un des exemples les plus remarquables de ses installations
communicationnelles est l’œuvre Télé-Choc-Télé-Change qui a pris place sur la deuxième chaîne nationale française, du 22 mars au 12
avril 1975 sous la forme de trois émissions expérimentales installées au sein
de l’émission de télévision de Michel Lancelot « Un jour futur ». Anticipant
l’arrivée, devenue imminente aujourd’hui, d’une télévision véritablement
interactive, détournant le mode de diffusion de un vers tous du media de masse
télévisuel, (qu’il utilisera en synergie avec un autre media de
communication : le téléphone pour la fonction participative), l’artiste propose aux
téléspectateurs (ils seront près de six cents à contacter l’émission) un jeu
d’échange d’objets personnels riches d’une dimension affective (à
défaut de l’objet physique, ils pourront ne faire parvenir à l’émission que son
image dessinée ou photographique), en direct sur l’antenne. Au vu
des objets défilant sur leur écran, les téléspectateurs, par un appel à S.V.P
entrent en contact et s’échangent ces « objets-histoires » pour leur
valeur symbolique et affective. Le mode ludique et convivial de cette
« bourse-échange » permet un rôle de lien social. Il développe une conscience
collective forte et émotionnelle d’appartenance et de présence au monde pour les
téléspectateurs-contributeurs engagés dans l’aventure, non pas en tant que consommateurs
passifs de biens marchands mais en tant que producteurs de biens symboliques en
symbiose avec l’artiste. La sociologue américaine Danah Boyd a parfaitement décrit cette
émotion intense touchant les individus qui, en temps ordinaire privés de parole
publique, se mettent à exister : « Ceux qui apprécient des services comme Twitter parlent passionnément de
ce sentiment de vivre et respirer avec le monde autour d’eux, conscients et
branchés, ajoutant des contenus dans le flot et s’en saisissant à d’autres
moments. » C’est à éprouver ce sentiment esthétique de présence par
l’implication que seront conviés les visiteurs de l’exposition L’homme média
n°1 au Centre des Arts d’Enghien-les-Bains. Ils pourront, par exemple,
participer à un décryptage des medias par leur contribution active à la
proposition Flux et Reflux, site web conçu par l’artiste où chacun est
invité à commenter des vidéos d’une banque de données sélectionnées selon
différents thèmes citoyens. Ils pourront également faire danser leur avatar sur
Second Life, le jour du vernissage, lors d’une célébration/dénonciation
parodique de la crise financière des Etats-Unis : le Traders Ball qui dénonce les responsables spéculateurs continuant à œuvrer en toute
impunité. Grâce à un scanner et la possibilité d’envoyer un email, ils pourront
faire don de leur pied dans une banque de données dédiée à Internet. Et puis,
le public de l’exposition, pourra prendre connaissance du résultat du processus
de stimulation de l’imaginaire et de la créativité, qu’en acteur de l’art
sociologique puis en esthète de la communication, l’artiste aura su générer de
la part de ses lecteurs-contributeurs-producteurs et qu’il a patiemment au
cours des années recueilli, archivé et souvent diffusé. Ce sont ces éléments
d’information qui seront révélés et mis à la disposition du public du Centre
des Arts, sous forme de traces écrites, photographiées, filmées, imprimées, sous
forme de diaporamas, vidéos, inserts de presse, constituant une méta-communication parergonale,
à la fois interne et externe aux œuvres-actions, générée par elles qui les
désigne et les dessine dans l’organisation mentale des visiteurs. Ce sont ces
métadonnées, protéiformes et multimodales, qui seront scénographiées pour
rendre compte au public de ce travail singulier, basé non pas sur les
performances et les prouesses technologiques mais sur la magie et le
merveilleux qu’elles engendrent. S’immisçant dans le flux médiatique pour mieux en
détourner le fonctionnement, il interroge l’humain, sa sensibilité, sa
conscience, sa pensée, sa cognition et son imaginaire. L’humain au centre du
modèle esthétique, c’est ce qui redonne à l’art son fondement originel éthique.
Sophie
Lavaud-Forest
Artiste
et théoricienne en art visuel et art des nouveaux media
Moyen d’expression
récurrent chez l’artiste que ce croisement de plusieurs medias qui en crée
finalement un autre, un « transmedia » qui les traverse tous. Voir,
par exemple : De Casablanca à Locarno (télévision, web, téléphone), Apprenez à regarder la télévision avec votre
radio ( radio, télé, téléphone).
Là encore, une fois
de plus, il serait difficile de ne pas voir, dans cette action une anticipation
directe, bien évidemment dénuée, dans son cas, de rentabilité commerciale, d’un
projet entrepreneurial qui est en train de naître actuellement aux Etats-Unis :
le « Facebook des objets », porté par un chef d’entreprise américain Joe Einhorn sous le nom de « Thing daemon »
et qui a pour but de créer une immense base de données d’objets personnels qui
permettrait aux usagers d’identifier et de chercher ces objets afin de les
partager, les échanger mais aussi, rentabilité oblige, bien évidemment les
vendre ou les acheter. Voir :
http://www.internetactu.net/2010/11/29/demain-les-reseaux-sociaux-dobjets/
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