Esthétique
des réseaux et interactivité
François RABATE ( Montpellier, juillet 1985
)
Professeur associé, Université d'Avignon, chercheur
à lIDATE
Que
la " communication " et l' " esthétique "
aient au moins quelques petites choses à voir l'une
avec l'autre, voilà qui peut sembler d'une telle évidence
qu'au fond rares sont ceux qui sen préoccupent
vraiment. Évidence, certes, telles ces évidences
au fond conquises à peu de lutte dans un désintérêt
quasi général, à la mesure d'un réel
désinvestissement. C'est aussi que tout le monde doit
être d'accord sur le thème de la " communication ",
quand bien même cette notion pourrait d'aventure se
voir invalidée de part sa généralité
même, qui l'apparente à l'indécidable
: nébuleux ensemble de configurations problématiques
bien plus que concept opératoire ou " travaillable
". Et quant à l' " esthétique ",
quand semblent bien révolues, avec la fin proclamée
des grands systèmes philosophiques, les partitions
classiques qui la fondaient en domaine relativement autonome,
avec un grand E de préférence, la voilà
qui flotterait quelque peu à présent entre deux
pôles : d'une part venant identifier une classe,
d'ailleurs assez floue et à la légitimité
peut-être encore difficile, de spécialistes ainsi
circonscrits par les découpages en sections ou sous-sections
universitaires; d'autre part s'essayant à pointer théoriquement
l'ensemble des problèmes de la " réception "
d'une oeuvre, d'un texte : acception remise par exemple
au goût du jour sémiologique par un Jean Molino.
Bien sûr, d'aucuns pourront mobiliser de grands modèles
théoriques banalisés, des " schémas
de la communication " par exemple, que se voient
infliger même les enfants des écoles : de
petits modèles théoriques de l'ingénieur
mis à la portée des sciences humaines et sociales
via toute la cohorte de la cybernétique, de la systémique
et autres logiques et théories de l'information et
de la communication. On pourra bien alors accoucher d'une
" communication artistique " de bon aloi,
Si toutefois l'on prend soin, de surcroît, de lui faire
subir les derniers outrages fonctionnalistes d'une " fonction
poétique " dans les avatars de laquelle Roman
Jakobson lui-même ne retrouverait guère ses petits.
Car la communication artistique, voyez-vous, ça n'est
tout de même pas une communication comme les autres
Voilà qui ne va, on s'en persuadera aisément,
guère plus loin que la proposition avancée naguère
par certains logiciens de distinguer deux types de significations :
le " meaning " et la " significance ".
D'un autre côté, à l'autre bout de la
chaîne si l'on peut dire, on se gardera bien de refuser
à l'Art, aux artistes, une place dans les réseaux
de communication. Pour l'instant, cela ne coûte rien
de le dire : dans les programmes diffusés ou dans
les services interactifs, quotas de culture ou ciblage des
amateurs d'art dans la perspective de programmes " à
la carte "
Il y en aura pour tous les goûts
Je
le concéderai bien volontiers, tracer ainsi, à
l'emporte-pièce, le panorama de la fréquentation
réciproque " du commerce ", des
deux termes ne saurait guère qu'apporter plus d'obscurité,
alors qu'il y faudrait au moins quelque lumière. C'est
d'ailleurs en ce sens que, dans le concept obvié des
discours sur l'art et la communication, une tentative comme
celle du Groupe de l'Esthétique de la Communication
détone : replaçant la question sur le versant
d'une praxis, introduisant un rapport ambivalent mais producteur
entre institution d'un sens et jeu d'un sens, travaillant
à redonner ses lettres de noblesse à une pratique
critique débarrassée des apories d'un discours
doctoral.
C'est
qu'au fond la question y est déplacée, dans
le moment même où le jeu y est franchement joué,
sans ambages : reconnaissant pleinement les mutations
culturelles en cours et dont l'inflation peut être,
le développement en tout cas des réseaux serait
la composante fondamentale, les tenants de l'Esthétique
de la Communication procèdent à la fois d'une
démarche constative claire et simple et d'une stricte
revendication de la productivité du statut d'artiste.
Un texte explicatif et programmatique de Fred Forest me paraî
particulièrement explicite à cet égard
(1). S'autorisant d'une acception de l'esthétique comme
" connaissance sensible " mais revendiquant
bien haut un statut d'artiste dans le sens où l'art
procède d'une attitude spécifique, Forest y
dit à quel point sa démarche relève d'une
reconnaissance de la non-pertinence actuelle des frontières
entre art, sciences et autres domaines de la pensée
et de l'activité humaines.
C'est
ainsi, parce que plus globalisant, que le projet d'Esthétique
de la Communication est à la fois la continuation et
le dépassement de l'Art Sociologique. Quand l'Art Sociologique
entendait fonder une démarche artistique sur une réflexion
sur les conditions sociales de l'art et du marché de
l'art, l'esthétique de la communication fonde un art
qui s'institue par et dans la mise en uvre des dispositifs
les plus divers qui façonnent la médiatisation
de notre quotidien, qui produisent médiatiquement notre
quotidien ; ce sont les formes même de notre rapport
au monde qui sont à la fois le support et la thématique
d'une démarche artistique. Démarche artistique ?
Geste dérisoire d'institution de l'art comme prise
dans le symbolique, ordre de la plurivalence. Mais ce vers
quoi pointent les créations de l'esthétique
de la communication, et particulièrement celles de
Forest, à travers l'hypersophistication des dispositifs
(comme les grammairiens parleraient d' " hypercorrection "),
l'accent mis sur les redondances, les décalages, les
distorsions spatio-temporelles éventuellement mesurables
mais ponctuellement, par intervalles au milieu d'un continuum
vertigineux, et encore l'effraction de messages parasites,
c'est bien vers les figures modélisantes de la " post-modernité "
(Baudrillard) : dématérialisation, dépersonnalisation,
déréalisation, pourrait-on avancer pour reprendre
certains thèmes chers à Paul Virilio. La démarche
est une démarche critique, disions-nous. Critique,
oui, si l'on donne au terme son sens fort, qui est celui de
la mise en crise, et si l'on respecte de celle-ci toute l'ambivalence :
positive et négative à la fois, déséquilibre
producteur de dynamique et annonciateur de nouvel équilibrage.
J'avançais il y a quelque temps, à propos de
certaines uvres du cinéma dit " expérimental ",
l'idée qu'elles s'instituaient comme représentation
symbolique du film, comme " pensée imagée
du film " (2). Mutatis mutandis, j'inclinerais ici
à proposer une formulation analogue sur l'esthétique
de la communication comme critique de la communication. C'est
que les travaux de Forest, bien plus qu'ils ne font directement
sens, comme on pourrait dire d'une prise de signification,
font en quelque sorte le sens de soustraire. Ce que montre
de tels travaux, peut être des " actions ",
peut être des " performances ",
peu importe au fond, c'est qu'à travers les technologies
de communication, on ne fait rien de plus et rien de moins
que dans des situations " naturelles " :
s'éviter, se chercher, se brancher de manière
éphémère, bref se manquer. D'où
la redondance. D'où l'insistance sur la participation
collective, où par exemple le collectif balbutie, ânonne,
répète dans la différence du geste individualisé
de chacun - grain de la voix, grain du geste - dans l'emboîtement
des dispositifs où l'image et la voix de Forest se
diffractent à l'infini.
Le
collectif n'existe alors que comme un espace du jeu, celui
même qui est mis en mouvement, mais aussi mis en demeure
(c'est le choix du lieu comme, par exemple, relevant d'un
espace imaginaire du réseau). Au fond, le rapport au
public peut procéder d'une alternative simpliste :
ou ça fonctionne à l'hystérie, du genre
" je fais ce que tu aimes " (c'est-à-dire :
je suis bien ton maître puisque je suis ton esclave
),
ou ça fonctionne à la perversion : le divertissement
immédiat s'y établit alors sur l'art de déjouer
les règles, et l'artiste y tient lieu d'une institution
productrice de sa propre jubilation. Dans cette " créativité
qui change les règles ", comme dirait Chomsky,
il y a bien quelque chose d'agonistique, relatif par exemple
à la question : qui programme la jubilation ?
" Rencontre
avec l'autre ", comme le dit Forest ? Quant
à moi, j'aurais tendance à émettre quelques
doutes sur ce point. Rencontre toujours différée
plutôt, où la différence (ceci dit pour
parodier - bien malhonnêtement, je l'avoue - Derrida
)
met en lumière le manque en le produisant comme trou
noir de la relation, vide constitutif. De l'indécidable
position alors du public, oscillant au fond entre ce que communément
on appelle " réception " et " participation ",
il me vient à l'idée qu'elle pourrait côtoyer
la sidération : celle dont parlait naguère
Roland Barthes, dans les " Fragments d'un Discours
Amoureux ", entendant par-là l'atteinte du
déréel, cette immersion dans l'impossibilité
d'investir l'imaginaire. Peut-être l'Esthétique
de la Communication procède-t-elle d'une interpellation
sans contenu thématisé : une sorte de " Voilà.
C'est ça ", auquel ne peut répondre,
dans un écho, que le même énoncé
vaguement, confusément, constatif. Mais la démarche
n'a de valeur que parce que le déréel est atteinte
éphémère, parce qu'au fond il peut bien
être l'articulation nécessaire du réel
que l'on n'atteint pas et de l'irréel qu'est la conquête
de l'imaginaire. J'avancerai donc, sans vergogne et très
lapidairement, ceci : ce déréel programmé
par la manipulation perverse, " contre nature ",
des dispositifs pourrait bien être le lieu privilégié
du symbolique, soit ici du traitement symbolique de la communication.
Cette émergence symbolique peut bien conduire à
une exténuation du social, quand cette déréalisation
investit les lieux extérieurs à l'intervention
des médias pour devenir un mode d'appréhension
généralisé, un regard générique.
Du
Collectif d'Art Sociologique au Groupe de l'Esthétique
de la Communication, on peut lire une continuité, laquelle
concerne au fond une position et un statut spécifiques
des artistes. Si l'on considère le cas de Forest, on
pourra sans trop de peine comprendre son type d'intervention
à l'aide des types sociaux de l'art définis
(après Duvignaud) par Howard Becker (3) : il relèverait
alors de la pratique des " Mavericks ",
soit d'après Becker de ces artistes " qui
ont fait partie du monde de l'art conventionnel de leur époque
et de leur milieu, mais qui l'ont trouvé contraignant,
au point de ne plus accepter de se conformer à ses
conventions ". C'est en ce sens que certains " artistes "
- artistes certes, puisqu'avant tout ils s'autodéfinissent
de la sorte, et sont reconnus par leur public - proposent
de nouvelles normes sociales régissant la pratique
artistique plutôt que de s'adapter aux règles
du " monde de l'art ". À l'opposé,
certains, confrontés aux difficultés contemporaines
relatives à l'autodéfinition et au positionnement
de l'artiste, tentent de se " reprofessionnaliser " en
" regardant du côté des technologies
avancées et des nouvelles images, c'est à dire
des savoirs et des techniques de demain " (4) en
produisant par ces supports des contenus " artistiques "
si l'on veut. Encore s'autodéfinissent-ils beaucoup
plus, et de plus en plus, comme des " créateurs ";
où se marquent, dans l'abandon du statut artistique
autoproclamé, peut-être deux types de rationalité
coiffant leur travail : une finalisation en termes de " cible "
(chez les publicitaires, il y a les " créatifs "),
une finalisation en termes de reproductibilité, thème
benjaminien s'il en est où s'imprime la marque des
" industries culturelles ". Dans le même
mouvement, du côté de la réception, ces
processus de médiatisations successives et emboîtées
rejoignent bien quelque part cette fin des consensus sociaux
et des reconnaissances collectives sur la localisation des
espaces de l'art
Les produits offerts alors perdent
un peu de leur signification collective en accédant
à l'ordre technique. Payée d'un peu moins de
réalité collective, l'assignation à un
domaine mieux intégré du social pose en retour
une autre question : que substituer ? Ou plus précisément
quels phénomènes sociaux vont prendre en charge
cette " part maudite " du social irréductible
aux dispositifs techniques? Les transgressions localisées
et ponctuelles - celles de Fred Forest par exemple - ne sont-elles
pas déjà qu'une forme ultime de revendication
qui marquerait la nuit de ces temps ? Cette interrogation
du ton le plus baudrillardien est une question qui ne manquera
pas de hanter les esprits
suffisamment sociologiques
pour espérer du social
De
manière symétrique, si d'autres comme Forest
utilisent les " nouvelles techniques de communication "
(lexie passe-partout, mais suffisamment commode ici), ça
n'est pas pour produire d'autres contenus que celui d'une
mise en crise où l'usage des techniques, loin de restituer
à celles-ci leur valeur d'usage, en fait à la
fois le sens et la référence de leur intervention.
Non toutefois que ces pratiques artistiques se positionnent,
comme l'avance Forest, " au-delà du système
marchand et institutionnel ". Comme l'art sociologique,
l'esthétique de la communication fonctionne comme enjeu
de la concurrence des galeries, des musées, des institutions
culturelles : ça se finance, ça se montre,
ça vient se voir.
Parenthèse
d'ailleurs : le même Howard Becker, définissait
un " monde-art " comme l'ensemble du réseau
de coopération organisé conventionnellement
en vue de produire des uvres, y incluant par exemple
financeurs, critiques, artistes et public (5). Il y a un " monde-art ""
pour l'Esthétique de la Communication, puisqu'elle
existe artistiquement. Et l'une des originalités les
plus fortes de Fred Forest est bien d'y insister, de la pointer,
par exemple en faisant " participer "
le public, présent physiquement dans un lieu et en
même temps présent sur le réseau téléphonique
En ce sens, les actions de Forest sont à la fois la
métaphore et la mise en abîme du réseau
de coopération, qu'est un " monde-art " :
c'est dans une coopération " en réseau "
que l'uvre est produite, " uvre interactive "
alors si l'on veut, au sens où elle serait le fait
d'une coprésence d'individus réunis sur la base
d'une convention commune. Bien sûr, la chose est plus
complexe, parce que plus perverse : ce que fait le public
n'est peut-être rien d'autre que d'accepter de faire
partie du programme de l'artiste, d'être épinglé
dans son jeu, d'être au fond son faire-valoir, à
la recherche déconcertée et déçue
d'une imago de l'artiste à travers la diffraction multiple
de ses doubles enregistrés, sonores et visuels. En
ce sens, l'Esthétique de la Communication relève
bien d'une stratégie d'avant-garde artistique mais
une stratégie bien spécifique : l'institution
de l'artiste et en même temps sur la déception
de cette attente. Esthétique contradictoire, esthétique
de la contradiction
cette impossible rencontre n'est
donc peut-être que le ferment le plus puissant d'une
promesse toujours en attente et jamais satisfaite, comme prise
au piège d'un dispositif pervers jouant à ne
jamais y épuiser le désir.
François Rabaté
Ce
texte publié en 1986 dons le Bulletin de l'I.D.A.T.E.,
n°20, Juillet J985, n 'a rien perdu ni de son actualité,
ni de sa pertinence. Actes du Colloque : " INTERACTIVITÉ(S) ".
Notes
(1)
Fred Forest : " Pratique artistique interactive
et esthétique de la communication ", Bulletin
de l'IDATE, N°20, Juillet 1985,
(2) François
Rabaté: " Image, Récit, Énonciation ",
Revue d'Esthétique N°6, 1984.
(3) H.
Becker : " Monde de l'art et types sociaux ",
Sociologie du travail, N°4, 1983.
(4) Raymonde
Moulin : " De l'Artisan au Professionnel:
l'Artiste ", Sociologie du Travail, op. cit.
(5) H.
Becker : " Att Worlds ", Berkeley,
California U.P., 1982.
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