L’œuvre d’art (peinture, installation,
sculpture ou vidéo), objet faisant appel à des perceptions
surtout visuelles et sonores et restant « délimitée »
par ses supports matériels, semble être devenue impropre
à traduire le monde sans cesse en mouvement et en mutation
qui nous entoure. Fred Forest, universitaire et artiste
de la communication, nous assure qu’il peut exister des
œuvres(œuvres-Systèmes-Invisibles) qui soient des « champs
de forces » en activité. S’il existe un monde physique
de l’invisible pouvant être constaté, quantifié à l’aide
de certains instruments, il existe également, selon lui,
une possibilité de connexion avec des forces et des énergies
élémentaires qui font de nous-mêmes un champ d’ondes en
pulsation continue, décidant d’états particuliers d’être-au-monde.
Paul Valéry dans les Cahiers et L’introduction
à la méthode de Léonard de Vinci (1895), invoque ainsi
les lignes de force de Faraday pour l’œuvre d’écriture
et de construction du Moi et se rapproche de ce qu’affirme
Vinci : « L'air est rempli d'infinies lignes
droites et rayonnantes, entre-croisées et tissues sans
que l'une emprunte jamais le parcours d'une autre, et
elles représentent pour chaque objet la vraie FORME
de leur raison (de leur explication). » Si la
pensée de « forces » dans l’Histoire de l’art
n'est pas neuve -, dans les mouvements comme Dada (fin
des années 10-début années 20), et sa survivance Fluxus
(début des années 60), des œuvres-événements « processuels »
(happenings) préfigurent les œuvres-Systèmes-Invisibles-,
elle reste d’actualité et promet une vision renouvelée.
Influencé par l’esthétique du
flux de Mario Costa, co-fondateur avec lui du Mouvement
International de l'Esthétique de la Communication
(1983), Forest définit l’œuvre-Système-Invisible
(O-S-I) comme « architecture d’informations,
flux spatio-temporel, procès de fréquences électromagnétiques,
faisceaux d’ondes, d’origine physique, ou animale, œuvre
cognitive et manipulations d’images mentales sans support
physique. »1 Cet art caché, au-delà
des apparences et de ce qui se donne à voir, se fait aussi
d’énergies psychiques et de systèmes de sensations. Divers
éléments sous-tendent l’O-S-I, au sein d’une Réalité
Sensible formée elle-même de divers niveaux (géographiques,
spatiaux, sociaux, communicationnels). Pour les définir,
Forest convoque plusieurs catégories : localisation :
délocalisation, mémoire, technologie de communication,
commande à distance, présence à distance, feedback, récursivité,
etc. Catégories non-étanches, afin de créer des « éblouissements »
par rapprochement inédit, se résumant à trois paramètres :1)
systèmes ou « architectures d’information »
(information vue comme substance volatile et abstraite) souvent
multimédia, avec pour intention de provoquer chez le spectateur
des images mentales par associations. 2) invisibilité (l’apparence
matérielle n’est pas l’œuvre en soi). 3) principes de
relation s’inscrivant dans les développements actuels
des réseaux2. L’O-S-I rejoint la conception
d’ « œuvre ouverte » d’Umberto Eco, introduisant
les notions de système, d’aléatoire et d’implication du
spectateur dans le processus proposé par l’artiste.
En relation avec le corps, l’O-S-I
est constituée d’ensembles dynamiques
d’images mentales et infra-perceptives, de signes visuels
et auditifs qu’on retrouve dans l’activité cérébrale3.
Nous mêmes, nous sommes un système qui fonctionne dans
le cadre d’un système plus englobant qu’on appelle Univers,
qui auto-organise lui-même ses observations et qui à son
tour régule des sous-systèmes qui dépendent de lui. C’est
dans cette perspective qu’il nous faut donc dorénavant
considérer l’art. La découverte d’univers défiant la logique
(géométries non-euclidiennes de Lobatchevski et de Riemann,
Relativité d’Einstein, physique quantique et microphysique
où la particule élémentaire devient lisible soit en ondes,
soit en corpuscules), qui prouva assez que la nature
pouvait échapper à l’ordre du visible, nous y pousse.
La Relativité en particulier amena à repenser un espace
et un temps n’existant pas en tant que tels, mais plus
en catégories de matière organiquement structurée (espace-temps).
Historiquement, ces notions ne pouvant plus être regardées,
ni traitées comme naguère, tendirent à évoluer considérablement
dans les esprits. En 1922, Nikolai Taraboukine, constructiviste
russe et critique d’art, annonce ainsi la mort de l’art
comme forme déterminée pour un art vu comme « substance
créatrice ». Et Valéry dans La conquête de l'ubiquité
(1928) d’indiquer que désormais les œuvres du futur « acquerront
une sorte d'ubiquité ». On saura, selon lui, transporter
ou reconstituer, en tout lieu, un objet ou un événement
quelconque, en tant qu’image ou métaphore (le mot
grec metaphora signifie « transport ») porteuse
de sens, d’émotions et de sensations. Problème à présent
résolu presque complètement par les mass-média, Internet,
l’espace dominant de l’information avec ses avatars
plus récents tels le téléphone cellulaire, le GPS, sans
oublier des médias plus anciens (radio, télévision, vidéo) ;
les solutions s’avèrent chaque jour plus étonnantes. Le
support demeurant plus ou moins visible et tangible, ce
n’est plus lui qui constitue le « contenu »
artistique intrinsèque.
Dans cette optique, déjà, en 1918,
Kazémir Malevitch réalise un Carré blanc sur fond blanc :
moment de l’espace ouvert et de l’esprit pur, tableau
« aux limites de son cadre »4, qui semble
tendre à une quatrième dimension - voire un espace
à n-dimensions. Cette dimension n est au reste
théorisée par de nombreux artistes de l’époque dont Marcel
Duchamp lecteur assidu de Science et méthode et
de La Valeur de la science de Poincaré. « Non
pas rendre le visible, mais rendre visible »
(Paul Klee). Sous l’égide de La Mariée mise à nu
par ses célibataires, même (le Grand verre,
1915-1923) de Duchamp, André Breton, en 1942, dans la
revue new-yorkaise VVV (1942) évoque la notion
de Grands transparents ; soit le mythe comme
origine de l’art. Yves Klein, en 1958, conçoit une Exposition
du vide à la galerie Iris Clert, comme à la fois dématérialisation
de l’œuvre et exposition d’énergies invisibles. Robert
Barry, à l’origine du mouvement conceptuel étudiant les
« ondes porteuses » depuis 1968, réalise, en
1969, une pièce « télépathique ». D’autres artistes
« atmosphériques » (Olafur Eliasson, Hans Haacke),
s’illustrent sur le sujet. Plus près de nous Roy Ascott,
artiste-théoricien de l’art télématique, prône l’existence
de moistmedias, un art des médias « humides » transformant
les relations entre domaines artificiels et naturels,
conscience et monde matériel. Rencontre entre bits,
systèmes computationnels, atomes, neurones et gênes,
où le corps devient interface et où l’ordinateur est vécu
comme environnement en vue de réaliser une redéfinition
globale de l’être humain et de son environnement en tant
qu’espaces énergétiques en interaction. Sur cette question
de l’interface ultime, liant cerveau et informatique (rêve
des connexionnistes depuis Mc Culloh), Michael Dertouzous,
enseignant au MIT, développe le système de corpo-réseau,
synthèse de la machine et du corps, du réseau et de sa
métaphore corporelle.5
C’est ce rôle que veut jouer l’O-S-I
de Forest en reliant, en une visée transdisciplinaire,
des thèmes aussi variés que neurosciences, esthétique,
psychologie, linguistique, informatique, philosophie,
sciences de l’information et de la communication, physique
(électromagnétisme) et dans un certain sens parapsychologie,
télépathie, etc. Comme entité complexe, si chaque œuvre
est un tout, ce tout est quelque chose d’autre qui ne
se limite pas à la somme de ses parties. Elle constitue
des sortes de circulations mentales intériorisées et reste
de toute façon plus qu’une « unité organique s’individualisant
et se limitant dans le champ spatial et temporel de perception
et de représentation », l’acte intellectuel (l’intentionnalité)
y prédomine et lui confère une unité. Acte intellectuel
qui est susceptible, par rétroaction, d’aiguiser une intuition
que l’on peut qualifier de sensibilité associative.
L’O-S-I est également une œuvre cognitive. Forest
entend le mot cognitif comme relation entre le sujet/récepteur/hébergeur
et la réalité de la sensation ce qu’il perçoit
et ressent, qu’il convient alors d’analyser de mettre
en signes.
Une sensation qui serait peut-être l’Esthétique au sens
propre ce qu’on ne peut normalement représenter et qui
là peut devenir d’un coup « présent » telle
une interrogation suscitée : Comment l’art (et
comment l’être) peut-il s’adapter au monde ?
Pour qu’une telle œuvre naisse, il faut nécessairement
la présence de l’Autre. L’O-S-I touche donc à la
Vie ; sans cesse à vivre, elle se fait avec des gens,
avec du vivant (s’il n’y a personne, elle n’existe
pas). Elle touche aussi à la perception, bien qu’elle
ne se résume qu’à des indices pouvant témoigner
de la présence de quelque chose, d’une œuvre. En quelque
sorte cette œuvre cachée absente/présente (in absentia)
ne se révèle que lorsqu’elle se sent appelée. Souvent
on ne la « voit » pas, car il n’y a pas d’images.
Elle peut pourtant être ressentie tout au plus par signes,
lumières, sons ; instants où l’œuvre dit quelque
chose Ces instants dus à ce que l’artiste-concepteur mettra
en place, ne la rendra peut-être pas « visible »,
mais au moins perceptible et lisible. Elle ne peut donc
se manifester que dans certaines conditions ; devenir
visible dès que l’artiste ou le public en signale la présence,
Dans certains cas, elle ne peut exister que par la sensibilité
du public, de façon à ce que chacun des visiteurs soit
un fragment participant à l’ensemble6.
L’O-S-I n’ayant pas de substrat
physique, ne s’incarne jamais (au moins totalement) en
un objet matériel donné. Plutôt objet mental, œuvre de
l’esprit, non-forme, d’une « transparente immatérialité »,
s’appuyant sur un échange dynamique et donnant la primauté
au relationnel, elle recouvre une pratique artistique
inédite pouvant développer des œuvres échappant à la vision
commune, en tout point du globe, et dans l'instant même,
dans le « ici et maintenant ». Elle agence des
configurations données dans l’invisibilité des réseaux,
plus ou moins complexes, dans lesquels grâce à la souplesse
et la précision que ceux-ci atteignent, l’artiste situe
des moyens d’émissions, des moyens de réception multimédia
et hypermédia, organisés en système interactifs. Conçue
comme « contre-milieu » ou « antidote »,
permettant de mieux percevoir le Réel, l’O-S-I
selon Forest est plus que jamais un moyen de changer la
perception et le jugement.
Louis-José LESTOCART
Fred Forest tout au long des années
de son expérimentation artistique a exploré de nombreux
champs, allant de l'art vidéo au net.art et de l'Art Sociologique
a l'Esthétique de la communication. Il s’engage à présent
dans une nouvelle problématique tendant vers une esthétique
de la Complexité.
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[1] Selon Mario Costa la pensée
philosophique ne peut plus être autre chose que le fonctionnement
d’une technologie transférée et traduite sur le mode de
la pensée. Thème qui existe déjà dans les flux dématérialisés
qui régissent la circulation des valeurs boursiers.
[2] Des mouvements artistiques
comme l’Art sociologique (1969) et l’Esthétique
de la communication que Forest a co-fondés, s’y sont
déjà rapportés et ont été la préfiguration de ce type
d’œuvres dont la réception s’effectue de façon collective.
L’ « expérience de presse » de Fred, telle
la publication d’un espace blanc dans Le Monde
(12 janvier 1972), consiste moins dans la présence de
ces espaces (435.000 au total) au sein d’un grand quotidien
que le processus engagé : la participation active
et mentale du public. Un autre événement concocté par
l’artiste Parcelle-Réseau (16 octobre 1996) a été
faire la vente aux enchères publiques à l’Hôtel Drouot
d’un monochrome numérique en ligne. Ces expériences cherchant
à modifier la notion même de l'art et redonner à l’œuvre
une nouvelle forme, appartiennent à un phénomène communicationnel
spécifique qu’on appelle « esthétique de la communication ».
L’œuvre se veut un événement de communication dont
certains éléments sont ponctuellement « visibles »
(objet représenté) et d’autres « invisibles »
(tractations autour de la mise en place de l’événement,
protocoles, réactions, etc.).
[3] Selon le neurologue Antonio
R. Damasio, cette dernière se présente sous la forme d’un
paysage continuellement changeant dans lequel figurent
des objets plus ou moins lumineux et plus ou moins bruyants.
[4] « Le vivant se transformait
en un état d’immobilité morte. On prenait tout vivant,
frémissant, et on le fixait sur la toile, comme on fixe
des insectes dans une collection. » Kazémir Malevitch,
Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau
réalisme pictural (1916), Ecrits I, Lausanne,
L’âge d’Homme, 1974, p.56.
[5] On peut noter que ces questions
que posent immatérialité et virtualité sont à présent
devenues banales pour de nombreuses pratiques artistiques,
dont l’art sur Internet ou net.art ; on peut en voir
des exemples sur le site de Forest..
[6] Ainsi l’exposition
Making Things Public-Atmospheres of Democracy au
ZKM de Karlsruhe (2005) montre une sorte d’abstraction
algorithmique, un « fantôme » Démon-demos
(c’est son nom) de l’artiste Michel Jaffrennou. Des dispositifs
d'interaction à distance (200 capteurs dans les murs)
liés à des systèmes d'analyse temps réel – en tout une
architecture d’Intelligence Artificielle faite de 350
objets digitaux-, collectant des informations sur les
visiteurs (présence, gestes, déplacements, positions adoptées
entre eux et dans l'exposition) créent, pas à pas, les
états du « fantôme » du public ;
un « invisible signifiant » en quelque sorte.