LETTRE OUVERTE A ALAIN SEBAN PRESIDENT DU CENTRE POMPIDOU
FRED FOREST
ARTISTE MULTIMEDIA, PROFESSEUR d’UNIVERSITÉ, DOCTEUR D’ÉTAT DE LA SORBONNE
7 rue Jean Arp 75013 Paris
À
Mr. ALAIN SEBAN PRÉSIDENT DU CENTRE GEORGES POMPIDOU PARIS
Cher Monsieur j’avais sollicité il y a quelques mois un rendez-vous auquel vous n’avez pas jugé bon de répondre, où nous aurions pu débattre à l’époque en toute sérénité des questions que je vous pose aujourd’hui, et que pose également au Ministre de la Culture la sociologue, Nathalie Heinich, publiées dans le journal Libération, sous le titre : L’Etat face au marché de l’art : cinq questions au Ministre en date du 8 janvier 2011 :
A ce propos, j’attire votre attention sur l’achat d’une œuvre de Tino Sehgal par le Centre Georges Pompidou portant pour titre « This situation ».
J’ai pu assister moi-même à une intervention publique de votre directeur du département du développement culturel qui expliquait avec force détails qu’il s’était rendu à Berlin pour faire l’acquisition d’une œuvre de Tino Sehgal, dont les conditions de vente sont d’ailleurs rapportées par Anne-Laure Robert dans le numéro de la revue en ligne Artsthree du vendredi 01/10/2010.
Elle écrit :
« La transaction ne doit laisser aucune trace. D’où l’absence de certificat d’authenticité ou du moindre récépissé. Le paiement est exigé en liquide. Tout se passe à l’oral dans l’univers de Tino Sehgal. Seule l’intervention d’un notaire comme témoin oculaire apporte une touche de formalité à cette drôle de vente.
Mais, Tino Sehgal va plus loin. Il poursuit l’exigence jusque dans l’acte de vente. Pourquoi une telle obstination ? Est-ce une nouvelle stratégie marketing ? Ses détracteurs retiendront sûrement cette hypothèse. Ou bien est-ce plutôt une volonté de se soustraire au marché ? Ce serait mal comprendre cette œuvre. Au contraire, le marché en fait partie intégrante. Il semble que ce soit bel et bien le cas puisque les œuvres de Tino Sehgal s’échangeaient aux alentours de 10 000 euros il y a quelques années et qu’elles se monnayent aujourd’hui …jusqu’à 100.000 euros, selon Bernard Blistène, le directeur du département du développement culturel du centre Pompidou »
J’ai M. le Président trois questions à vous poser au sujet de cet achat et une remarque à vous faire :
1- Quel est le montant payé pour cette acquisition par le Centre Georges Pompidou ? Cela, bien entendu, après l’aval de la commission d’acquisition, appuyé par votre signature?
2- Selon les exigences de l’artiste cet achat, réglé en liquide, à en croire votre directeur du département du développement culturel, n’aurait donné lieu, en retour, de la part du vendeur, à aucun reçu, ni récépissé, ni certificat d’authenticité, ni à aucun autre papier, comme preuve de la remise des fonds. Cette procédure garantissant en quelque sorte, pour cette œuvre dite et proposée comme œuvre « immatérielle », et reconnue comme telle par votre représentant, pour la pureté du geste, sa radicalité et son unicité comme œuvre conceptuelle. Seule la présence d’un notaire comme témoin oculaire, faisant foi, aurait été requise ? Je vous demande en l’occurrence de bien vouloir répondre à mes questions, et de me communiquer les informations demandées ci-dessous :
Cette procédure est-elle compatible avec les règles de la comptabilité Publique et conforme au droit français ?
3- Je vous demande par ailleurs de bien vouloir me communiquer le nom et l’adresse du notaire ayant servi éventuellement de témoin oculaire pour cette transaction, ou celle de tout officier ministériel commis pour la valider, ne serait-ce que comme témoin par voie orale. Par ailleurs, sous quelle forme avez-vous pris livraison de cette œuvre, déclarée « immatérielle », à moins que son statut d’immatérialité ne soit, en l’occurrence que l’objet d’un abus langagier supplémentaire ? Un glissement de sens particulièrement regrettable dans ce cas spécifique.
Remarque : Pour le cas où un « objet » quelconque, sous quelque forme que ce soit, matériel ou numérisé, comme trace, aurait été remis par le vendeur, la personne le représentant, ou le notaire en question, pour la légaliser, j’attire votre attention sur les faits suivants. Il me semble qu’il y aurait là une grave escroquerie intellectuelle, si les exigences de l’artiste n’ont pas été respectées à la lettre, car la valeur marchande du travail de cet artiste, étant établie en fonction de cette exigence première, si celle-ci s’avérait ne pas avoir été remplie dans les faits, cette œuvre perdrait in fine toute légitimité symbolique et, en conséquence, toute valeur marchande…
Il ne s’agirait là, en l’occurrence que d’une spéculation du marché et d’une manipulation de ses opérateurs avec la caution implicite de l’institution que vous présidez. Le jeu consistant à gonfler artificiellement sur des faits avérés faux, la valeur symbolique d’un objet, matériel ou immatériel, ayant statut d’œuvre d’art, pour justifier de sa plus value en tant qu’œuvre, alors que les conditions qui doivent présider obligatoirement à cette plus value n’ont pas été respectées, et que, par conséquent, en l’état, il y a tromperie sur la marchandise. Je suis loin de pouvoir penser et même de croire que vous ayez pu négliger cet aspect des choses, et que vous vous soyez engagé dans cette aventure artistico financière sans avoir pris toutes les précautions juridiques d’usage ?
D’autre part, soyez assuré que je n’ai rien personnellement contre la démarche de Tino Sehgal, qui partage avec des artistes des années 70, un certain goût pour « l’immatériel », si ce n’est avec un décalage tout de même d’une quarantaine d’années... Ce qui invalide cette démarche devant l’histoire de l’art, tout au moins en ce qui concerne sa prétendue originalité, et qui pose, subséquemment, la question de la compétence de ceux qui l’ont défendu. Originalité qui apparaît, directement, ou indirectement par personnes interposées, comme une opération, relevant d’une banale spéculation, télécommandée par les milieux financiers du marché, qui ont pris désormais l’ascendant sur l’art et ses institutions. Jouant sur « l’effet de mode », qu’ils créent, eux-mêmes, et entretiennent, par les artifices et les outils du puissant marketing culturel, dont ils disposent, dans le contexte économico-méditiaco-sociétal qui est le nôtre.
Et permettez, au citoyen que je suis, au risque de vous paraître d’une confondante candeur (qui n’est qu’une apparence bien sûr…), d’avoir le droit d’une saine indignation, comme le fait Stephan Essel dans son dernier livre, devant tant d’ignorance, de manque de clairvoyance, de lâcheté, de compromissions, de manque d’éthique, dont font preuve, dans tous les domaines, et particulièrement dans celui de l’art, nos élites aux étoiles pâlissantes.
Et d’attendre, comme artiste et citoyen, avec confiance, la société nouvelle, dont les premiers signes, aussi ténus soient-ils, se font déjà sentir et se multiplient autour de nous, pour ceux qui savent en être assez attentifs.
Que penseriez-vous, en l’état, d’un colloque organisé au Centre Pompidou, c’est à dire chez vous, traitant de ces différents sujets, passionnants en eux-mêmes, qui plus est, sont d’une actualité, brûlante ?
Il prolongerait en quelque sorte le colloque International que nous avons organisé, nous-mêmes, avec Mario Costa et l’Université de Salerne, à la BNF et à l’INHA en 2008, sous le nom d’Artmedia X sur le thème « Ethique et esthétique dans l’art contemporain », et dont les actes sortiront très prochainement, publiés à l’Harmattan par l’INA. Un colloque qui avait été proposé au préalable à vos services, et qui s’est vu opposé, à l’époque, un refus quelque peu compassé, poli, net et catégorique. Je ne manquerai de vous adresser personnellement ce document pour que vous puissiez juger, vous-même, a posteriori, de son intérêt et de son succès
Dans l’attente de vos réponses, veuillez agréer, Monsieur le Président, après la brève rencontre qui nous a réuni dans un dîner chez NKM alors secrétaire d’Etat à l’économie numérique, il y a quelques mois, l’expression de mes salutations cordiales,
Fred Forest
Dans cette correspondance, pour vous faciliter la lecture, figurent en caractères gras les questions auxquelles je vous demande de bien vouloir m’apporter les réponses dans les délais réglementaires fixés par la CADA. Vous pouvez considérer le reste comme des digressions oiseuses. Digressions auxquelles vous n’avez guère de temps inutile à consacre… ou, au contraire, y trouver un réel intérêt dans l’exercice de vos fonctions, susceptible d’alimenter votre réflexion.
FICHE DU CENTRE
Œuvre achetée en 2010 par le Centre Georges Pompidou Inv : AM 2010-142
de Tino Sehgal
1976, Londres (Royaume-Uni)
This Situation
(Cette Situation)
2007
Sans domaine déterminé, Performance
Pièce pour 6 acteurs
This Situation présente des acteurs engagés dans une discussion. Les thèmes de leur conversation sont dictés par l'artiste. Quand un spectateur entre dans l'expérience, la conversation s'arrête et chaque acteur annonce : "Welcome to This Situation". Un acteur recommence la discussion par des citations avant de développer une conversation plus complexe jusqu'à l'entrée d'un autre visiteur et le cycle continue. Les citations émanent de penseurs importants dont l'identité n'est pas révélée (à l'exception des citations provenant des Situationnistes) et ne sont contextualisées que par des dates qui s'échelonnent de 1588 à 2005.
Oeuvre immatérielle
éd. 1/4 : unique version française
Achat 2010
Inv. : AM 2010-142
Reproduction en attente d’autorisation ( ?)
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